COTE: [FRA-L] [KHAD-40511]
(232 pages)
Yasmina Khadra : Pourquoi revenir sur l’Algérie ? D’abord parce que c’est mon pays. Il est mon véritable élément. En-dehors de ses frontières, je suis errance, incertitude, vulnérabilité. Je l’ai quitté pour essayer de réunir un maximum de commodités afin de poursuivre mon aventure littéraire. Son isolement m’était camisole. Il me fallait une terre d’action, un havre à partir duquel envisager la rencontre des autres. Mais ce genre de nomadisme a ses inconvénients aussi. On devient apatride et on est difficilement toléré par endroits. Si nul n’est prophète dans son pays, personne n’est maître chez les autres. Quel que soit votre talent, il y faut encore la permission de vos hôtes. Nietzsche me le signalait. J’ai pensé qu’il exagérait. J’ai eu tort. Parler de son pays n’est pas dévalorisant. Ce qui importe, c’est d’être à la hauteur de cette initiative. Dans le cinéma comme dans la littérature, ce n’est ni la langue ni le paysage qui priment. Il est question d’exceller, de convaincre, de maîtriser les outils de travail dont on dispose. Par ailleurs, l’Algérie est un pays qui n’est pas encore dit. Parce qu’il se cherche, ses romanciers essayent de lui inventer des repères. Certains s’appuient sur des clichés. Ceux-là tentent de plaire à leurs hôtes. D’autres s’évertuent à s’en défaire. Ce sont les plus incompris. Parfois, les moins écoutés. Leur chant de sirène agace, leur présence d’esprit ennuie. J’ai toujours pensé que la seule façon de préserver une culture est de l’entretenir dans son pays. La déraciner est l’exposer à toutes sortes de pourrissements. Il se trouve qu’en Algérie, la culture est féodalisée. Elle perd donc toute sa substance. Entre mourir et se dénaturer, elle choisit l’épreuve susceptible de la prolonger. En optant pour l’exil, elle accepte d’en pâtir. Telle est la loi des survivances.
De mon côté, j’essaye de raconter mon pays. Il n’est pas aisé de parler de celui des autres. Pour beaucoup, nous en sommes incapables. Les stéréotypes s’appliquent à nous maintenir dans une catégorie négligeable. Nous sommes des auteurs endémiques. Hormis se plaindre et gémir, on n’est bons à rien. Notre talent s’évalue en fonction de notre désarroi. Nous écrivons des récits romancés, des romans de protestation, des ouvrages spécifiques qui suscitent la curiosité, jamais l’admiration. Cette attitude dévalorisante, réductrice s’érige en un jugement sans appel. Dans la mentalité de ceux qui l’affichent, elle se veut la raison fondamentale de leur supériorité. La ségrégation est d’abord intellectuelle. Il est des défauts majeurs qui s’inscrivent dans la vertu. Mettre le doigt dessus est un sacrilège. L’imprudence est, quelquefois, pire que les dégâts qu’elle occasionne. Donc, on reste dans son coin et ne s’y ancre. De toute évidence, on y est moins dépaysé.
Lorsque j’avais proposé à mon éditeur d’écrire sur le Mexique, il avait paniqué. Sur l’Allemagne, il avait été outré. Sur l’Afghanistan, il avait failli choper une attaque. Tu vas te casser les dents, m’avait-il averti. Ce sujet est épuisé. Tu vas te couvrir de ridicule… Et moi qui pensais dire l’homme partout où il se trouve ! J’étais laminé. Et très en colère. Alors, j’ai écrit sur l’Afghanistan. Par dépit. Par refus. Résultat : les Hirondelles de Kabul est salué dans le monde entier, y compris là où il n’est pas traduit. Il m’a permis d’avoir du succès jusqu’aux Etats-Unis. N’est-ce pas étrange, cette manie d’enfermer les gens dans des cases répertoriées, de les étiqueter comme des spécimens inachevés ?
Le vrai problème n’est pas dans le texte, il est dans l’étroitesse des esprits. Un écrivain, pour moi, est une générosité qui me parle. Il m’importe peu qu’il soit juif, bambara, arabe ou slave. Ce qui compte est cet instant de lecteur qu’il me propose ...
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