Peut-on ranger sous la même étiquette les « dommages collatéraux »
causés par des missiles sophistiqués et les attaques-suicides des
terroristes, et peut-on faire appel à la notion de sacrifice pour penser
ensemble ces formes de violence extrême ?
...
Lorsque, sous les yeux d’une famille musulmane, qui n’a pas encore tué
le mouton de l’Aïd, un soldat serbe égorge un adolescent kosovar, en
disant que ce dernier constituera une meilleure offrande, puisque
Abraham avait reçu l’ordre d’immoler Ismaël (p. 94), il témoigne d’une
certaine proximité de la guerre et du sacrifice, mais aussi de leur
différence radicale. Car, pour lui comme pour sa victime, il est clair qu’il s’agit d’un
crime doublé d’un sacrilège.
Au moins cet exemple, qui rappelle les
origines violentes du sacrifice, permet-il de conjecturer une proximité
étrange, voire un rapport intime, entre pratiques religieuses et
pratiques de guerre.
Mais, y a-t-il quoi que ce soit de commun entre cet
acte para-sacrificiel et les sévices effectués par des soldats
américains sur les prisonniers irakiens d’Abou Graib ou encore certains
traitements humiliants infligés à Saddam Hussein ?
Par ailleurs, est-il
objectif de présenter les impérialistes américains comme des ennemis des
peuples libres, particulièrement musulmans, sans rappeler qu’ils ont
organisé la défense du Kosovo contre les Serbes ?
Ou encore, est-il bien
légitime de qualifier d’acte impérialiste l’occupation du Japon en
1945, et de fermer les yeux sur le massacre des Kurdes et l’invasion du
Koweit par Saddam, au motif que celui-ci servirait de bouc émissaire aux
impérialistes ?
Le livre de Kilani pose malgré tout un vrai problème de fond. Il s’agit
de savoir si la guerre et le sacrifice, ainsi d’ailleurs que d’autres
types de violence institutionnelle, telle la vendetta, obéissent bien à
des logiques fondamentalement différentes, comme le pensent la plupart
des anthropologues, et peuvent se perpétuer en conservant leur
hétérogénéité. Ou si, au contraire, toutes ces différences ne seraient
pas superficielles, et ne tendraient pas à s’effacer dans le monde
moderne « globalisé » où de multiples formes de violence, qu’elles
soient d’ailleurs codifiées ou sauvages, mais toujours massives et
acceptées dans une sorte d’indifférence générale, semblent avoir pour
trait commun une « tonalité sacrificielle qui ne se déclare pas »
Un trait caractéristique du sacrifice proprement dit, qu’il soit humain
ou animal, est d’autoriser les hommes à faire un grand nombre de
victimes dans une sorte d’apathie générale, au nom d’un objectif moral
supérieur (p. 101). Alors que, dans la vie ordinaire, la mise à mort, ou
seulement les mauvais traitements, infligés aux hommes ou aux animaux
soulèvent l’indignation de tous, dans le contexte sacrificiel, ces
violences sont acceptées. Il faut bien, croit-on, pour honorer les
esprits ou les dieux, ou célébrer les fêtes destinées à perpétuer la
société, accomplir de telles violences.
Or, remarque Kilani, il y a des situations apparemment profanes, où l'on
observe la même indifférence au sort des victimes. Un exemple simple et
probant serait celui des accidents de la route. Jusqu'à ces toutes
dernières années, tout le monde ou presque acceptait, notamment en
France, que « la route » – comme on disait pour dégager la
responsabilité des hommes – «fît chaque année dix mille victimes »,
soit beaucoup plus que les dernières guerres dans lesquelles le pays
s’était trouvé engagé. Ces morts étaient comme un sacrifice ou un tribut
payé au dieu automobile, ou encore un « dommage collatéral » du progrès
technique. On les tenait, et on les tient encore, pour inévitables,
alors que, en réduisant drastiquement la vitesse des véhicules, on
ferait tendre vers zéro le nombre de victimes.
Wiel Eggen , « Mondher Kilani, Guerre et sacrifice. La violence extrême », L’Homme , 187-188 | 2008
, [En ligne], mis en ligne le 16 décembre 2008.
URL : http://lhomme.revues.org/index20862.html. Consulté le 03 avril
2011.