21 Oca 2012

SUR L'ETAT. COURS AU COLLÈGE DE FRANCE (1989-1992)

Pierre Bourdieu (1930-2002) était un penseur scrupuleux et dévoué à la tâche, contrairement à plusieurs de ses contemporains qui se sont rendus célèbres en conquérant les cercles intellectuels parisiens. Il est sans conteste l'un des sociologues les plus productifs, les plus profonds et les plus novateurs du XXe siècle. La haute estime dont il jouit dans le monde entier est, pour une fois, pleinement méritée. Son oeuvre publiée est si importante qu'il est d'autant plus étonnant que ses travaux sur l'Etat aient pu rester dans l'oubli pendant vingt ans, jusqu'à ce qu'ils nous soient diligemment rendus par l'édition critique de ses cours au Collège de France.


Ces transcriptions nous montrent Bourdieu à l'oeuvre devant les auditeurs nombreux et variés qui venaient assister à ses conférences. On le voit penser tout haut, tourner autour de son sujet, tâtonner, se reprendre et même soupirer par moments (j'ai compté au moins vingt occurrences) devant la difficulté de la tâche qu'il s'était imposée. Ces soupirs, que l'on pourrait interpréter de prime abord comme une coquetterie destinée à impressionner l'auditoire par la profondeur de ses pensées, puis comme une exhortation à ne pas prendre ses concepts à la légère, ne seraient-ils pas finalement la clé qui permet de déchiffrer ce personnage à la croisée des champs dans lesquels il opère ? Bourdieu, qui occupait une chaire au Collège de France, avait atteint le summum du système institutionnel qu'il analysait et démythifiait. Vénéré comme un maître à penser, il était devenu, bien malgré lui, une personnalité médiatique. En tout point, le genre de position qui demandait à être déconstruite par quelqu'un comme Pierre Bourdieu.


En soulignant la difficulté du labeur qui lui incombait ainsi qu'à ses auditeurs, il voulait signifier qu'il faut travailler dur. C'était là une façon de descendre du piédestal sur lequel auraient voulu le placer ses disciples, à l'encontre de toutes ses convictions. S'il en savait plus que les autres, c'était à force de travail, tout simplement. Et pourtant le résultat auquel il parvenait exigeait plus que de l'application, tout le monde le savait.


Bourdieu était certes un mandarin et il n'était pas étranger aux empoignades bureaucratiques. Or, dans son cours du 7 novembre 1991 sur la corruption institutionnelle en Chine, il qualifie un certain Li Zhi de "mandarin anti-mandarinal" : un "pur", d'une intégrité sans compromis, qui a dénoncé le système. D'après les quelques lignes qu'il lui consacre, on comprend que Bourdieu lui-même ne prétendait pas être "un pur", mais il considérait que l'on pouvait être dans le système sans être "du système". Les hommes de cette trempe sont des trouble-fête. Ils jouent le jeu mais ne cessent de remettre en question ses règles. Ils ont toujours une longueur d'avance sur les autres ; ils se situent au niveau du "méta", voire du "méta-méta", comme aimait à le dire Bourdieu. Telle est la condition du sociologue (ou telle devrait-elle être). Et c'est ce qui explique que les sociologues suscitent tant d'animosité.


Bourdieu sciait la branche sur laquelle il était assis. Ses cours sur l'Etat nécessitaient donc une introduction particulièrement circonspecte : un inventaire des modes par lesquels nos pensées et notre personne sont formatées par l'Etat, lui-même formaté par ces idées et ces pratiques. Après cette entrée en matière, Bourdieu entreprend d'étudier la sociogenèse de l'Etat. Sur ce point, il se confronte directement à Norbert Elias, à qui l'on doit plusieurs ouvrages importants, tels que La Civilisation des moeurs (1973), La Dynamique de l'Occident (1976) et La Société de cour (1974). Ici, l'un des sociologues les plus renommés du XXe siècle rend hommage à l'un de ses confrères les plus méconnus. Rares sont d'ailleurs les penseurs avec lesquels Bourdieu a autant d'affinités. Il considère Elias comme "webérien", qualificatif qui n'est pertinent que s'il s'accompagne de "freudien" (au sens historisant ou sociologisant du terme). Il présente la thèse d'Elias selon laquelle les Etats émergent d'une violente compétition les uns contre les autres. Bourdieu se réfère ensuite aux travaux de Charles Tilly sur la formation de l'Etat et cite son célèbre aphorisme selon lequel "les Etats font la guerre et la guerre fait les Etats".


Ce n'est pourtant pas dans cette voie que Bourdieu entend s'engager. Ce qui l'intéresse, ce sont plutôt les formes symboliques de la domination, la "violence symbolique". Il finit par congédier Tilly et même Elias comme étant des économistes. Bourdieu ne dit rien des thèses d'Elias sur la psychogenèse et le processus civilisateur, qui rejoignent pourtant ses propres théories sur la "domination symbolique". Il est manifestement très proche, trop proche d'Elias, too close for comfort. Une comparaison systématique de ces deux penseurs, qui fasse ressortir leur complémentarité, mériterait grandement d'être entreprise. Mais Bourdieu avait une autre idée en tête : élaborer une "sociogenèse structurale" de l'Etat, à partir des pratiques et des concepts des bureaucrates, en particulier des juristes.


Ses cours sont une véritable mine d'érudition : ils ne témoignent pas du savoir étriqué du spécialiste, mais du savoir vaste et audacieux du touche-à-tout, du généraliste. Presque chaque paragraphe recèle une trouvaille et l'on assiste parfois à une surenchère d'aperçus, de contre-aperçus, de méta-aperçus qui se bousculent les uns après les autres. Bourdieu fait cependant preuve d'une précision et d'une maîtrise remarquables en assimilant une masse de données dans une analyse sociologique cohérente.


On peut toutefois mentionner quelques lacunes majeures. A aucun moment Bourdieu n'évoque le système dans lequel chaque Etat doit s'affronter aux autres pour assurer sa survie et son fonctionnement. A vouloir se concentrer sur la "violence symbolique", il en néglige la violence physique (qui, certes, est aussi symbolique). Cette omission est assez étonnante dans la mesure où la menace permanente de guerre que font peser les Etats concurrents contribue à légitimer certaines politiques intérieures et à renforcer l'emprise de l'Etat sur ses sujets, ce qui permet de mieux expliquer la domination symbolique qu'il exerce.


Ce volume contient suffisamment de matière pour donner lieu à au moins un ouvrage majeur sur l'Etat. Les analyses de Bourdieu sur la transition entre la "maison du roi" et l'Etat bureaucratique, sur les conflits entre le roi et la noblesse, entre les bureaucrates qui ont acquis leur position par la naissance et ceux qui l'ont acquise par leur formation, sur la transformation des sujets en citoyens et du peuple en nation ne sont peut-être pas fondamentalement nouvelles. La véritable innovation consiste à montrer en quoi nos usages et nos sentiments quotidiens, nos discours et nos pensées sur l'Etat ont été façonnés par ce processus et l'ont façonné en retour. Dans cette série de cours, Bourdieu synthétise et raccorde ses divers travaux en un ensemble cohérent. De même que l'Etat est le champ de la lutte pour l'obtention du pouvoir sur tous les autres champs, sa réflexion sur l'Etat est "méta" par rapport à tous ses autres écrits.


(Traduit de l'anglais par Myriam Dennehy.)


SUR L'ETAT. COURS AU COLLÈGE DE FRANCE (1989-1992) de Pierre Bourdieu. Edition établie par Patrick Champagne, Rémi Lenoir, Franck Poupeau et Marie-Christine Rivière. Seuil/Raisons d'agir, "Cours et Travaux", 664 p.


Abram de Swaan, sociologue, professeur émérite à l'université d'Amsterdam
| Critique | LE MONDE DES LIVRES | 05.01.12 |