SALON DU LIVRE DE GENÈVE 2009

Les écrivains turcs nous initient aux réalités parfois brûlantes de la Turquie

L’édition 2009 du Salon a 
remporté un beau succès. Photos Eric  
AldagLe 23e Salon du livre à Genève a la chance et le très grand plaisir d'accueillir la Turquie comme hôte d'honneur. C'est pour nous une porte qui s'ouvre sur un monde fascinant, au confluent des cultures occidentales et orientales; un monde chamarré, captivant, entre des traditions fortes et un renouveau assumé; un pays laïque qui choisit la modernité sans renier ses racines et traditions. C'est l'occasion pour nous de découvrir les écrivains turcs, de nous rapprocher de cette Turquie, mosaïque de cultures, pont entre l'Orient et l'Occident; à nous de traverser le Bosphore, ce «passage resserré» signifiant étymologiquement non pas le détroit mais l'isthme reliant l'Europe à l'Asie; à nous d'imaginer l'Orient-Express arrivant dans Istanbul, les senteurs épicées, la lumière du ciel aux yeux et les mots de Nerval aux lèvres… Les artistes en disent long sur l'esprit d'un pays. Le foisonnement culturel de la Turquie, littéraire, musical, théâtral et cinématographique est un formidable témoin de la vigueur et de la confiance d'un pays qui aime explorer de nombreux horizons; un pays qui ne rechigne ni à exprimer ses contradictions les plus intimes et les plus délicates ni à tracer sa route vers le futur. Certes, les liens entre artistes et pouvoir ressemblent rarement à une longue promenade tranquille. Ces relations traversent des épisodes tumultueux et d'inévitables tensions.
Au travers de l'imaginaire des langues, l'immense talent des écrivains turcs nous initie aux réalités d'un pays dont les facettes expriment des sensibilités diverses et des questions parfois brûlantes.
Plusieurs écrivains turcs doivent être mentionnés, car ils font partie des écrivains du monde, apportant leurs lumières à de nombreuses cultures, tant leur talent a de l'éclat. Orhan Pamuk, prix Nobel de littérature en 2006, incarne la littérature à son point d'incandescence. Son regard amoureux, mais jamais complaisant, grandit son pays et notre désir de mieux le connaître. Ses portraits, ses mots qui racontent l'âme d'Istanbul, la ville qu'il conserve en noir et blanc au creux de son enfance, nous touchent au cœur. La question mémorielle et celle des minorités taraudent également l'auteur, à l'image d'écrivains de nombreux pays: la Turquie ne fait pas exception; car tel est le rôle des artistes, défricheurs inlassables des questions dérangeantes. Ils contribuent à faire émerger les lambeaux de la conscience. Ils prennent part à ce travail de mémoire qui se dérobe souvent dans un premier temps au plus grand nombre. Ils aident à forer les zones sensibles de la mémoire, à mettre les projecteurs exactement sur les zones d'ombres du passé. Et c'est une délivrance pour une nation que de pouvoir se réapproprier son passé à la faveur d'une introspection authentique. Le génocide arménien, la question kurde, la laïcité, l'égalité entre les sexes, la démocratie, l'exil ou l'Europe sont d'évidentes matières à réflexion pour les artistes de ce pays.
Dans cet esprit, il faut relever la démarche d'Elif Safak. Découvrons aussi le poète Nazim Hikmet ou encore Yachar Kemal, romancier et journaliste. La notion d'engagement est partie intégrante de leurs écrits, mais elle ne les résume pas; car leur dimension artistique est évidente. Il en va de même pour la littérature contemporaine issue de l'immigration, et plus particulièrement de l'Allemagne. Cette littérature migrante contemporaine est influencée par cette notion de transfert culturel: le fond et la forme sont traités sous le regard bilingue et biculturel de l'auteur. Cette recherche est source de richesse et d'éclat, même si elle se teinte, chez certains auteurs, de contrastes plus tranchants, à l'égard notamment des souffrances liées à l'acculturation.
Plusieurs écrivains turcs comme Fakir Baykurt, arrivant en Allemagne en 1979, traitent sous un angle historique, et sur les plans économique et social, la thématique des Turcs immigrés en Allemagne. Ils décrivent le quotidien de la vie d'immigrés, d'ouvriers d'usine et de mineurs de fond; en filigrane, une quête identitaire difficile, mais nécessaire; parmi eux, l'auteur-poète prolétarien Fehti Savasçi, ouvrier à Munich dès 1965.
L'exil est un phénomène planétaire, un problème endémique et qui concerne de nombreux pays. Ces regards issus des réalités d'exilés apportent une contribution précieuse au patrimoine mondial. Dans cette optique, il faut lire Nedim Gürsel. Dans Hôtel du désir, il aborde la contradiction des immigrés turcs vivant dans l'entre-deux, dans les perpétuels allers-retours entre Orient et Occident; autre talent qui mérite toute notre attention: Zafer Senocak, né en 1961 à Ankara. Il est arrivé à l'âge de huit ans en Allemagne. Poète, il joue avec l'ambivalence de la langue.
J'aimerais souligner aussi l'intérêt de Sema Kaygusuz, prix Cevdet-Kudret en 2000, jeune écrivaine tirant son inspiration féconde des régions rurales de la Turquie, des contes et légendes qui ont imprégné son enfance. L'artiste est également femme de théâtre. Je salue également Perihan Magden, journaliste à l'origine, puis écrivaine de roman, de poésie et d'essais passionnants. On rappellera son livre Meurtres d'enfants messagers, publié en 1991, et son courage politique sur des sujets sensibles tels que l'objection de conscience.
Le Salon du livre, c'est aussi un hommage appuyé à une dynastie de créateurs des Grisons. Le Salon invite à découvrir une famille helvétique d'exception par son nom et ses prénoms: je veux parler des Giacometti; le père, Giovanni, artiste consacré du début du XXe siècle, et les fils, Alberto et Diego.
Enfin, j'aimerais remercier ici toute l'équipe de la Fondation pour l'écrit, ainsi que Monsieur Pierre-Marcel Favre, Président du Salon du livre, et la direction de Palexpo pour l'organisation de 23e Salon international du livre et de la presse.
L'art, c'est aussi le plaisir de se laisser surprendre. Je vous souhaite mille et une découvertes extraordinaires au cœur de cet événement foisonnant qui nous mène des paysages de Sils aux rives du Bosphore; des paysages d'exception qui inspirent les artistes qui, à leur tour, les gravent dans les mémoires et les rendent éternels.

Charles Beer
Conseiller d'Etat en charge du département de l'instruction publique


Discours prononcé le 22 avril 2009 à Geneva Palexpo lors de l’inauguration du 23e Salon international du livre et de la presse.