3 Nis 2011

GUERRE ET SACRIFICE, La violence extrême

Peut-on ranger sous la même étiquette les « dommages collatéraux » causés par des missiles sophistiqués et les attaques-suicides des terroristes, et peut-on faire appel à la notion de sacrifice pour penser ensemble ces formes de violence extrême ?
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Lorsque, sous les yeux d’une famille musulmane, qui n’a pas encore tué le mouton de l’Aïd, un soldat serbe égorge un adolescent kosovar, en disant que ce dernier constituera une meilleure offrande, puisque Abraham avait reçu l’ordre d’immoler Ismaël (p. 94), il témoigne d’une certaine proximité de la guerre et du sacrifice, mais aussi de leur différence radicale. Car, pour lui comme pour sa victime, il est clair qu’il s’agit d’un crime doublé d’un sacrilège.
Au moins cet exemple, qui rappelle les origines violentes du sacrifice, permet-il de conjecturer une proximité étrange, voire un rapport intime, entre pratiques religieuses et pratiques de guerre.

Mais, y a-t-il quoi que ce soit de commun entre cet acte para-sacrificiel et les sévices effectués par des soldats américains sur les prisonniers irakiens d’Abou Graib ou encore certains traitements humiliants infligés à Saddam Hussein ?
Par ailleurs, est-il objectif de présenter les impérialistes américains comme des ennemis des peuples libres, particulièrement musulmans, sans rappeler qu’ils ont organisé la défense du Kosovo contre les Serbes ?
Ou encore, est-il bien légitime de qualifier d’acte impérialiste l’occupation du Japon en 1945, et de fermer les yeux sur le massacre des Kurdes et l’invasion du Koweit par Saddam, au motif que celui-ci servirait de bouc émissaire aux impérialistes ?

Le livre de Kilani pose malgré tout un vrai problème de fond. Il s’agit de savoir si la guerre et le sacrifice, ainsi d’ailleurs que d’autres types de violence institutionnelle, telle la vendetta, obéissent bien à des logiques fondamentalement différentes, comme le pensent la plupart des anthropologues, et peuvent se perpétuer en conservant leur hétérogénéité. Ou si, au contraire, toutes ces différences ne seraient pas superficielles, et ne tendraient pas à s’effacer dans le monde moderne « globalisé » où de multiples formes de violence, qu’elles soient d’ailleurs codifiées ou sauvages, mais toujours massives et acceptées dans une sorte d’indifférence générale, semblent avoir pour trait commun une « tonalité sacrificielle qui ne se déclare pas »

Un trait caractéristique du sacrifice proprement dit, qu’il soit humain ou animal, est d’autoriser les hommes à faire un grand nombre de victimes dans une sorte d’apathie générale, au nom d’un objectif moral supérieur (p. 101). Alors que, dans la vie ordinaire, la mise à mort, ou seulement les mauvais traitements, infligés aux hommes ou aux animaux soulèvent l’indignation de tous, dans le contexte sacrificiel, ces violences sont acceptées. Il faut bien, croit-on, pour honorer les esprits ou les dieux, ou célébrer les fêtes destinées à perpétuer la société, accomplir de telles violences.

Or, remarque Kilani, il y a des situations apparemment profanes, où l'on observe la même indifférence au sort des victimes. Un exemple simple et probant serait celui des accidents de la route. Jusqu'à ces toutes dernières années, tout le monde ou presque acceptait, notamment en France, que « la route » – comme on disait pour dégager la responsabilité des hommes –  «fît chaque année dix mille victimes », soit beaucoup plus que les dernières guerres dans lesquelles le pays s’était trouvé engagé. Ces morts étaient comme un sacrifice ou un tribut payé au dieu automobile, ou encore un « dommage collatéral » du progrès technique. On les tenait, et on les tient encore, pour inévitables, alors que, en réduisant drastiquement la vitesse des véhicules, on ferait tendre vers zéro le nombre de victimes.

Wiel Eggen , « Mondher Kilani, Guerre et sacrifice. La violence extrême », L’Homme , 187-188 | 2008 , [En ligne], mis en ligne le 16 décembre 2008. URL : http://lhomme.revues.org/index20862.html. Consulté le 03 avril 2011.